Une enquête par Octavien Thiebaud et Thomas Squarta
Le difficile passage par le dépôt de plainte
Crédit : Pixabay ©
La honte et la peur sont omniprésentes chez les hommes victimes de violences sexuelles. Des sentiments qui les poussent à ne pas en parler, mais surtout qui les prévoient d’aller porter plainte contre leur agresseur. À cela s’ajoute une méfiance à l’égard des forces de l’ordre, décrédibilisées par le hashtag #DoublePeine, lancé par Anna Toumazoff et les préjugés masculinistes qui collent à la peau de leur profession.
*Les noms de certaines victimes ont été modifiés afin de respecter leur anonymat.
S’il est difficile pour les hommes d’accepter leur condition de victime, il est encore plus compliqué pour eux d’engager les procédures nécessaires pour faire condamner leur agresseur. D’après Martine Moscovici, maître avocate au barreau de Paris, « la virilité masculine prévoit les hommes d’aller porter plainte pour viol ou agression sexuelle ». D’après elle, dans la majorité des cas, l’homme est confronté à un « phénomène d’emprise dû à une relation de type dominant/dominé. La victime, généralement en couple, va subir l’agression, recevoir un bisou, de l’affection et pense que les choses vont s’arranger mais ce rituel peut continuer pendant des années ». Ainsi, nombreux sont ceux qui refusent d’aller porter plainte « ou alors ils attendent quatre ans avant de trouver la force pour lancer des procédures judiciaires ». Aurélien*, victime d’un viol par son petit-ami il y a de cela deux ans, connait bien ce phénomène d’emprise. Il raconte avoir refusé de porter plainte contre son ex pour « ne pas lui porter préjudice. Malgré l’agression que j’ai subie, je ne voulais pas gâcher sa vie et le traîner devant la justice pour répondre de ses actes. »
Mais ce qui est parfois le plus difficile à vivre, en voulant entamer des procédures judiciaires pour viol, c’est la confrontation au regard des autres, plus particulièrement de ses proches. Aurélien explique qu’à ce jour, il n’est toujours pas indépendant financièrement et il aurait donc fallu prévenir ses parents avant de commencer quoi que ce soit. « J’avais tellement peur du regard de ma famille s’ils apprenaient que j’avais été victime de viol. Je ne voulais pas que ma maman soit affectée par ce qui m’était arrivé, qu’elle s’inquiète chaque jour pour moi ou me voit différemment. » Même son de cloche du côté de Guillaume, jeune étudiant en communication : « Je ne voulais pas que mes parents, qui ne sont toujours pas au courant aujourd’hui, s’inquiètent pour moi. »
Mais plus qu’une peur d’être découvert par son entourage, Guillaume craint de revivre ce traumatisme. Il raconte même avoir eu peur de raconter son expérience aux policiers. « J’avais peur du regard qu’ils auraient pu porter sur moi. De plus, j’aurais eu à revivre ce moment horrible et à expliquer qu’il y avait eu consentement au début du rapport. C’est au cours de l’acte que j’ai changé d’avis et que mon partenaire ne m’a pas écouté. Il n’y a donc aucune preuve physique, c’est sa parole contre la mienne. Je dois donc revivre l’événement, subir le jugement et les questions déplacées en étant sûr de ne jamais gagner mon procès. » Il avoue tout de même regretter son silence aujourd’hui, craignant que son agresseur, toujours en liberté, ne reproduise les actes qu’il lui a fait subir. Pour rappel, la loi française stipule qu’une victime de viol, majeure aux moments des faits, bénéficie d’un droit de plainte durant jusqu’à vingt ans. Dans le cas d’une agression sexuelle, ce délai est de six ans.
Interview radiophonique de Dominique Demoniere
La question des preuves est récurrente parmi les victimes ayant accepté de répondre à cette enquête. Antoine*, victime d’une agression sexuelle particulièrement violente, avoue qu’il ne savait pas quoi faire : « On n’est pas éduqué, en tant qu’homme, a réagir après une agression du genre. En rentrant, ma seule envie était de me doucher, d’effacer toute trace de cet individu sur ma peau. J’ai également lavé mes affaires donc il n’y avait plus de quoi faire un prélèvement ADN. Je ne suis pas sûr de ce qu’il faut faire mais j’ai supposé qu’il serait difficile de me croire sans preuve physique tangible. » Il ajoute également, pour expliquer son non-dépôt de plainte, que la culpabilité qu’il ressentait après son agression l’a empêché de passer la porte d’un commissariat. « Et je ne voulais surtout jamais me retrouver face à cet homme, au commissariat comme au tribunal. Ça aurait été trop dur. »
Une police peu rassurante
Comme indiqué précédemment, la peur est l’une des principales raisons du silence des hommes victimes. Par peur d’être moqué, par peur de revivre une expérience traumatisante ou de voir leur parole remise en cause, ils refusent de passer la porte d’un commissariat pour porter plainte : « Je ne voulais pas être vu comme une victime et surtout j’étais persuadé que les policiers me riraient au nez et qu’on ne croirait pas un seul mot sortant de ma bouche, explique Marco*, victime de violences sexuelles par son ancienne compagne. Je ne voulais pas passer pour un ex petit-ami psychopathe qui cherche à ruiner la vie de son ancienne partenaire. »
D’après Emeric Friedmann, doctorant en Sciences Sociales et auteur de la thèse Intimes violences : agresseurs, victimes et souffrances entre partenaires gays, ce dépôt de plainte serait encore plus difficile lorsque la victime est homosexuelle. Selon lui, « les policiers ne sont pas homophobes, mais il y a une méconnaissance quant au dépôt de plainte ». Le jeune doctorant, également cadre au sein de l’association LGBT+ FLAG, explique que la socialisation entre hommes voudrait que ces derniers aient la même force physique de part et d’autre. Ainsi, la résolution d’un conflit s’apparenterait à une simple prise de bec. Ayant accompagné plusieurs victimes homosexuelles de violences sexuelles, il raconte que, lors du dépôt de plainte « le gendarme ne comprenait pas la détresse de l’homme victime d’abus sexuels. Souvent, il répondait à la personne face à lui, très clairement en souffrance, “Vous êtes un grand garçon donc débrouillez-vous avec votre conjoint, parlez-en entre vous”. »
Interview radiophonique d'Emeric Friedmann
Et lorsque l’agresseur s’avère être une agresseuse, la parole de la victime vole en éclats. Après avoir discuté avec plusieurs gendarmes, Emeric Friedmann se rend compte que ces derniers traitent différemment les hommes ayant subi des violences en fonction du genre de leur bourreau : « Si l’agresseur est une femme et la victime hétérosexuelle, les forces de l’ordre supposent tout de suite que le rapport était agréable et consenti. Mais s’il s’agit d’un homme, ils parleront tout de suite de viol. C’est encore une fois lié à cette image de la masculinité qui s’inscrit dans toutes les couches de notre société. »
En général, le doctorant constate une déconsidération des hommes victimes dans les commissariats. D’après lui, ces personnes sont généralement « moquées » et les forces de l’ordre tentent « de les dissuader de porter plainte ».
La double peine pour les victimes de violences sexuelles
Ces propos ne sont pas anodins. En effet, ils ne sont pas sans rappeler le hashtag #DoublePeine, lancé par la militante féministe Anna Toumazoff en septembre 2021. À travers ce mouvement, elle décide de mettre en avant, «un mauvais traitement des victimes par les forces de l’ordre », écrit-elle sur Twitter. Elle parle ici d’une «double peine pour les victimes trouvant la force d’aller porter plainte ».
Notre duo de journalistes a tenté d’en savoir plus, le but étant de comprendre comment fonctionne un dépôt de plainte et le protocole que les forces de l’ordre doivent respecter afin de prendre la victime en charge du mieux possible. Contactés par nos soins, la Direction Départementale de la Sécurité Publique du Rhône (DDSP69), le syndicat Alternative Police, le syndicat Unité SGP Police FO, la préfecture de police du Rhône et son service de communication ont tous fait valoir leur droit de retrait et refusé un entretien avec notre équipe. Si le ministère de l’Intérieur nous a joint les données relatives aux violences sexuelles à l’encontre des femmes et des hommes, la DDSP du Rhône s’est, quant à elle, contentée de l’envoi d’un flyer en trois volets détaillant les possibles demandes, ainsi que les droits des victimes lors du dépôt de plainte. Tout entretien nous a été refusé et toute recherche plus profonde sur les techniques d’interrogatoire ainsi que sur le protocole en cas de violences sexuelles est restée sans réponse ou balayée d’un geste de la main.
Une absence de communication qui ne va pas dans le sens du dialogue demandé par les associations féministes et les victimes de violences sexuelles. Cet entretien aurait été l’occasion, pour les forces de l’ordre, d’ouvrir leurs portes aux victimes et de redorer leur image après les scandales du hashtag #DoublePeine. En effet, en deux semaines, le site lancé par Anna Toumazoff et répertoriant la parole des victimes de violences sexuelles maltraitées lors de leur dépôt de plainte reçoit plus de 400 témoignages. La créatrice du mouvement partage sur Twitter des histoires choquantes. « Au commissariat central de Montpellier, on demande aux victimes de viol si elles ont joui », écrit-elle.
De plus, au début de l’année 2021, le collectif féministe #NousToutes relaie une enquête au constat glaçant. En effet, 66% des personnes interrogées faisaient état d’une mauvaise prise en charge par les forces de l’ordre lorsqu’elles ont voulu porter plainte. Ainsi, comment un homme victime de violences sexuelles, ressentant un fort sentiment de honte et de culpabilité et alourdi par la charge de sa masculinité, peut-il avoir la force de passer la porte d’un commissariat pour porter plainte contre son agresseur ? Aurélien explique que cette prétendue maltraitance de la part des forces de l’ordre est l'un des raisons pour lesquelles il a refusé de réaliser son dépôt de plainte : « J’ai tellement entendu d’histoires concernant l’ingérence des policiers quand il s’agit de recueillir la parole des victimes d’agressions sexuelles, ça m’a conforté dans mon choix de ne pas porter plainte. »
À l’étranger, des moyens ont été mis en œuvre pour aider les policiers à mieux prendre en charge les hommes victimes de violences sexuelles, mais également conjugales. Serge Guinot, fondateur de Pharos Genève, explique qu’il y a eu une évolution en Suisse : « Aujourd’hui, les policiers sont obligés de prendre les plaintes des hommes, comme ils le faisaient pour les femmes. Avant cela, les hommes victimes n’étaient pas crus, donc ils devaient venir avec leur avocat. Mais depuis maintenant quatre ans, les choses s’arrangent puisque Pharos Genève intervient dans la formation des policiers. On rencontre les aspirants policiers afin de les éduquer et de leur apprendre à réagir face à un homme victime de violences. »
Pour Martine Moscovici, « la honte doit changer de camp ». La maître avocate au barreau de Paris explique que « la victime n’a pas demandé à être là. Je ne lui demande donc jamais d’évoquer les faits pour éviter de la traumatiser encore plus. » Et pour que ce dépôt de plainte se passe au mieux, elle pense qu’il faut « médiatiser les hommes victimes et les associations qui les accompagnent dans le but d’intégrer qu’un homme peut également être une victime, pas forcément un agresseur ». Elle note tout de même, depuis le mouvement #MeToo et le début de la libération de la parole, une augmentation des hommes qui franchissent la porte des commissariats et des cabinets d’avocats. Mais à ses yeux, le changement doit s’effectuer dès le plus jeune âge, en éduquant les enfants à la non-violence. « Un gros travail doit être fait sur l’éducation. Lorsque ce sera fait, l’homme victime sera enfin considéré de la même manière qu’une une femme victime de violences sexuelles, comme un être humain. »
Octavien Thiebaud et Thomas Squarta