Une enquête par Octavien Thiebaud et Thomas Squarta
Libération de la parole : l’avancée silencieuse des hommes
Crédit : Pixabay ©
Les violences sexuelles subies par les hommes ont longtemps été sous-estimées, parfois même inconsidérées. Si les chiffres du gouvernement indiquent peu d’hommes victimes, ces dernières sont probablement plus nombreuses qu’il n’en laisse paraître. Mais quelles pourraient être les raisons de leur silence ? Décryptage.
Suite au #MeToo, les phénomènes Balance Ton Porc, Balance Ton Bar ou même Balance Ton Influenceur se sont succédés en France. Ces mouvements ont permis de mettre en avant les violences sexuelles subies par une partie de la population et de libérer la parole des victimes de viol, d’agressions sexuelles, d’attouchements ou même de harcèlement. Une libération de la parole, oui, mais mesurée dans certains cas. En effet, si les femmes sont nombreuses à s’être emparées de ce mouvement, la parole des hommes est, quant à elle, restée assez inaudible. Une discrétion qui peut s’expliquer par la supériorité numérique des femmes parmi les victimes de ces violences.
Les violences sexuelles quésaco ?
_ Le viol est « un acte de pénétration sexuelle commis sur la victime ou sur l'auteur de l'acte avec violence, contrainte, menace ou surprise ». Tout acte de pénétration sexuelle est visé : vaginale, anale ou buccale. Selon la loi française, l'auteur d'un viol risque jusqu’à 15 ans de prison, mais de nombreuses circonstances aggravantes sont prévues.
_ L'agression sexuelle représente « toute atteinte sexuelle commise avec violence, contrainte, menace ou surprise. Par exemple, des attouchements. » L’agression sexuelle se distingue du viol par l’absence de pénétration. Mais pour qu’une agression sexuelle soit caractérisée, il faut qu’il y ait eu un contact physique entre la victime et l’auteur des faits. Une personne condamnée pour agression sexuelle risque une peine pouvant aller jusqu’à cinq ans de prison et 75 000 euros d’amende.
_ Le harcèlement sexuel est également puni par la loi d’une peine de deux ans d’emprisonnement et de 30 000 euros d’amende. Cette violence se caractérise « par le fait d'imposer à une personne, de façon répétée, des propos ou comportements à connotation sexuelle ou sexiste, qui : portent atteinte à sa dignité en raison de leur caractère dégradant ou humiliant, ou créent à son encontre une situation intimidante, hostile ou offensante. »
D’après une enquête du ministère de l’Intérieur datant de 2017, 83% des personnes ayant déclaré avoir été victime de violences sexuelles sont des femmes. Les hommes ne représentent donc que 17% de cette population. Le ministère chargé de l’égalité entre les hommes et les femmes amène des chiffres différents, mais toujours en adéquation avec le constat effectué précédemment. D’après les données recueillies, 76% des victimes de viols et d’agressions sexuelles sont des femmes, contre 24% d’hommes.
Des chiffres plus récents du ministère de l’Intérieur, datant de 2021, confortent ces données. On note donc que parmi les victimes de viols et d’agressions sexuelles en 2021, 88% sont des femmes et 12% des hommes. Après analyse, on peut remarquer que 4,93% de la population française, soit plus de trois millions de personnes, ont subi ces violences sexuelles l’année dernière. Pour aller plus loin, rappelons que 0,24% des hommes français ont été victimes de viol et 0,37% ont subi une agression sexuelle, soit 0,61% des hommes français, six hommes sur mille. Ces chiffres peuvent paraître dérisoires mais les données du ministère de l’Intérieur ne prennent en compte que les victimes ayant porté plainte contre leur agresseur. D’autres informations provenant d’une enquête de l’Institut National d’Études Démographiques (Ined), menée en France par Mathieu Trachman et Tania Lejbowicz, attestent que chaque jour, sept hommes seraient victimes de viol en France. Le rapport d’enquête cadre de vie et sécurité, datant de 2019, fait quant à lui état de 41 victimes masculines par jour. D’après l’Ined, au moins trois hommes sur quatre seraient mineurs au moment des faits.
La réalité des hommes victimes de violences sexuelles est donc peut-être bien différente de celle affichée par les chiffres du gouvernement. D’autant plus que, selon Ulrick Lemarchands, fondateur de SOS Hommes Battus France, « la loi envers les hommes (ndlr : loi Schiappa du 3 août 2018), pour ce qui est des violences sexuelles, n'a été catégorisée comme telle qu’en 2018. Avant cela, à part si la victime subissait une pénétration avec un objet introduit dans l’anus, les agressions perpétrées sur les hommes n’étaient pas reconnues. » Ainsi, depuis 2018, les hommes peuvent être reconnus comme victimes de viol s’ils subissent une pénétration non-consentie, qu’ils soient pénétrés ou pénétrants.
Le poids de la masculinité
Avant le mouvement #MeToo et la libération de la parole des femmes sur les violences sexuelles, les chiffres étaient bien en-deçà de ce qu’ils sont aujourd’hui. L’affaire Weinstein a créé du remou car le ministère de l’Intérieur indiquait, en 2018, que le nombre d’enquêtes judiciaires pour des infractions sexuelles a bondi de 13% entre octobre 2017 et octobre 2018. Les données avancées par le ministère de l’Intérieur concernant les violences subies par les hommes ne pourraient donc représenter que la partie émergée de l’iceberg. D’après Dominique Demoniere, coach formatrice et thérapeute spécialisée dans la résolution des traumatismes et, notamment, des violences sexuelles, cela provient d’une construction sociale, imposée aux hommes depuis l’enfance : « La libération de la parole est difficile pour les hommes, parce qu’ils ont toujours été éduqués selon un concept prédéfini. C’est-à-dire que le petit garçon, dès son plus jeune âge, doit être fort, puissant, viril, et ne doit pas montrer ses émotions. Et donc, quand un homme vit un abus ou des traumatismes, il ne s’autorise pas à en parler, encore moins à un thérapeute et surtout pas aux policiers. » La thérapeute raconte que les victimes d’agressions sexuelles, selon leur genre, vont réagir de manière différente à ce traumatisme. Selon elle, « les femmes ne peuvent pas faire comme si de rien n’était, tout d’abord à cause des risques de grossesse. Elles vont devoir gérer ces abus très rapidement, cela entraîne parfois beaucoup de larmes, une dépression. Alors que l’homme, puisqu’il s’est forgé une carapace depuis l’enfance, arrivera plus facilement à mettre ce souvenir de côté, mais ça ne veut pas dire qu’il ne souffre pas. »
Interview filmée d'Ulrick Lemarchands
Même son de cloche du côté de Serge Guinot, fondateur de Pharos Genève, association luttant contre les violences conjugales subies par les hommes à Genève. Il explique qu’il existe « un tabou puisque les hommes ont honte de ne pas correspondre à l’image que l'on attend d’eux. Même en 2022, il existe une véritable honte sociale, l’homme doit être le plus fort. » La peur est le deuxième sentiment évoqué par Serge Guinot. D’après lui, « les hommes ont peur, mais ils ne l’expriment pas, par peur de ne pas être crus. Ils peuvent également ressentir un fort sentiment de culpabilité. » Pour Ulrick Lemarchands, lorsque les hommes décident enfin de se libérer du poids de leur secret, « c’est qu’ils sont plus bas que terre ». Il note tout de même, depuis quelque temps, une hausse des appels et des témoignages écrits reçus par l’association pour des faits de violences sexuelles.
Le docteur Walter Albardier, responsable du Centres Ressources pour les Intervenants auprès des Auteurs de Violences Sexuelles (CRIAVS) Île-de-France, met également en avant la variété de formes que peuvent prendre ces abus sexuels. Selon lui, certains secteurs comme le militaire ou le scolaire « placent la sexualité sous le prisme de l’humiliation ». Ainsi certaines intronisations ou bizutages peuvent porter atteinte au corps de l’homme. Il continue en déclarant que « toutes les humiliations corporelles portant sur le poids ou la pilosité peuvent être vues comme des humiliations sexuelles. Ça peut tenir du sadisme et cela contribue aux attentes de virilité que l’homme subit. Mais les hommes serrent les dents parce que ce sont des hommes, ils doivent être dominants, ils ne peuvent pas souffrir. Les choses bougent, des hommes commencent à dire que leurs compagnes les forcent à des relations. »
Qui sont les agresseurs ?
Il est très difficile de dresser un portrait des agresseurs sexuels mais l’Ined stipule que la majorité des auteurs de violences sexuelles envers les hommes seraient également des hommes. D’après Martine Moscovici, maître avocate au barreau de Paris, il peut s’agir de n’importe qui. « Un auteur d’agression, c’est quelqu’un à qui on n’a jamais fixé de limites ». Elle stipule également que parmi ces agresseurs, « on retrouve rarement des gens équilibrés, certains ont été ballotés de foyer en foyer pendant des années ». Un avis partagé par Ulrick Lemarchands. Le fondateur de SOS Hommes Battus France note que ces agresseurs « sont souvent de nature dominante, ou des personnes sous emprise d’alcool et de drogues », donc dans un état second.
Mais souvent, les personnes ayant subi des abus dans leur enfance deviennent à leur tour, à l’âge adulte, les bourreaux. Emeric Friedmann, doctorant en Sciences Sociales et auteur de la thèse Intimes violences : agresseurs, victimes et souffrances entre partenaires gays, révèle avoir retrouvé des similitudes dans le profil des agresseurs durant son enquête. Cet ancien étudiant en criminologie explique que « les auteurs d’agressions sexuelles ont bien souvent été victimes de ces violences durant leur enfance ». D’après lui, on retrouve toujours un parcours de vie menant à la violence. « Les auteurs voient cela comme une surpuissance, l’ancien enfant victime se révolte et reproduit le schéma qui lui a été imposé lorsqu’il arrive à l’âge adulte », explique-t-il.
D’après le ministère de l’Intérieur, en 2020, 0,6% des viols déclarés par des majeurs ont fait l’objet d’une condamnation.©Pixabay
Un avis partagé par la thérapeute Dominique Demoniere, qui raconte que les anciennes victimes, « pour tenter de reprendre le pouvoir sur leur souffrance, vont tenter d’avoir un certain contrôle sur les autres. On peut donc les retrouver dans des sphères de pouvoir, mais ils peuvent également passer de l’autre côté de la barrière en devenant abusifs lors de leurs rapports sexuels. » Emeric Friedmann précise tout de même que « ce n’est pas parce qu’une personne a subi de la violence dans sa jeunesse qu’elle va la reproduire à l’identique et devenir violente plus tard ».
Les conséquences physiques et psychologiques ressenties par les agresseurs peuvent varier selon la personne. D’après Walter Albardier, les conditions dans lesquelles les abus se sont déroulés peuvent influencer l’auteur de violences sexuelles. « Parfois, il peut ne ressentir aucune culpabilité. Certains regrettent les conséquences judiciaires, mais pas l’acte en lui-même. D’autres ressentent de la honte et se sentent coupables mais justifient leurs actions à travers leur prise d’alcool et de stupéfiants. » Le docteur parle également d’un cercle vicieux pour ce qui concerne les violences sexuelles : « En prison, les agresseurs sont violés dans une logique punitive. Les détenus entretiennent ce cercle vicieux en commettant le même acte qui a été reproché à l’auteur des faits. »
Les femmes : potentielles agresseuses
Le docteur du CRIAVS explique que la reconnaissance d’un homme victime est loin d’être simple puisqu’elle n’est pas en adéquation avec la représentation qu’on peut se faire de l’homme. « Un agresseur ça sonne bien, une agresseuse, non. » D’après lui, « on avancera dans la notion du genre quand on comprendra qu’un homme peut être faible et vulnérable et qu’une femme peut être abusive ». Car les compagnes peuvent parfois être les tortionnaires sexuelles de leur partenaire. Serge Guinot explique que les rapports sexuels forcés peuvent être courants à travers les violences conjugales : « Ça peut passer par l’obligation de regarder des vidéos pornographiques, de se masturber, d’imposer une pénétration. Les femmes peuvent avoir des demandes insistantes, pousser son homme à lui faire l’amour, à déclencher une érection et donc, l’homme se force. La femme agresseuse, il s’agit là du dernier bastion du tabou. »
Selon le gouvernement, le nombre de condamnations pour viols a baissé de 31% entre 2019 et 2020. ©Pixabay
Plus loin que la notion de genre, les relations abusives sont très souvent basées sur des rapports de domination au sein du couple. « Ce sont des problématiques de pouvoir, raconte Walter Albardier. On va souvent faire de l’homme une machine à sexe, mais la femme peut aussi être coupable. Surtout si elle confond les principes de la mécanique et du désir. Si une femme jouit, ça ne signifie pas qu’elle était consentante et c’est exactement la même chose pour les hommes. Une érection peut être mécanique et il est possible qu’il ne désire pas un rapport sexuel, de même qu’il y a une confusion entre l’éjaculation et la jouissance de l’homme, qui ne sont pas forcément connectées. »
Les hommes gays : une population particulièrement touchée
Si les violences sexuelles peuvent toucher l’entièreté de la population, certaines communautés sont plus à risque que d’autres. D’après l’enquête de l’Institut National d’Études Démographiques, de Mathieu Trachman et Tania Lejbowicz, les hommes homosexuels sont presque huit fois plus exposés aux violences sexuelles intra-familiales que les hommes hétérosexuels. En effet, 5,4% des hommes gays sont touchés, contre 0,7% des hétérosexuels. Les auteurs de l’enquête confient au Huffpost que l’expression de la féminité chez les jeunes garçons peut servir de prétexte à des violences sexuelles. Il continue en expliquant au média que ces dernières « se comprennent comme une manière pour les hommes de faire usage de la sexualité pour rappeler aux femmes les normes du genre. Cela pourrait aussi valoir pour les gays. »
Les hommes gays sont huit fois plus exposés aux violences sexuelles intra-familiales que les hétérosexuels. ©Pixabay
D’après Walter Albardier, « il y a dans le milieu gay une sexualité performative, où le rapport à l’autre est moins présent. On est sur du plaisir personnel et de l’égocentrisme et on le ressent énormément à travers le phénomène du chemsex (ndlr : conduite connue dans le milieu gay, combinant la pratique du sexe et la prise de drogue). » Le docteur et responsable du CRIAVS explique également qu’au sein de la communauté gay, « il existe le présupposé que tout le monde à envie de sexe, notamment grâce aux milieux festifs, où les hommes se laissent aller et sont extrêmement désinhibés ». Il parle ici de violences sexuelles « systémiques » car selon lui, « toutes les attentes sexuelles du milieu gay participent à la la diminution de la volonté des personnes, à la cassure de leur consentement ». Mais malgré ce système sociétal existant, Emeric Friedmann explique qu’au sein même de la communauté LGBT+, « il y a une peur de parler des violences sexuelles. »
Une peur qui s’exprime par l’absence de plainte, expliquant ainsi les faibles données répertoriées par les différents ministères français, déjà pointés du doigt pour le manque de moyens accordés à la lutte contre les violences sexistes et sexuelles subies par les femmes. Pour Dominique Demoniere, la totale libération de la parole des hommes victimes est loin d’être proche : « Les hommes ont été pointés du doigt comme étant des agresseurs, pas des victimes puisque cela fait des siècles que les femmes subissent le joug de leurs bourreaux masculins. Chaque chose avance à son rythme, nous avons parlé des enfants, puis des femmes et ce sera ensuite au tour des hommes. Les femmes font pression pour qu’on écoute leurs paroles, pour qu’elles puissent être traitées avec dignité et respect. Plus les agresseurs se retrouvent démunis, plus le combat des hommes victimes pourra émerger. » Un avis partagé par Ulrick Lemarchands qui pense que ce combat « n’aboutira pas avant vingt ou trente ans ».
Octavien Thiebaud et Thomas Squarta